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Devenir des gilets jaunes

Devenir des gilets jaunes

Auteur(s) Reungoat (A02), BORDIEC (A02), Buton (A02), Dondeyne (A02), Walker (A02), Reungoat (A02), BORDIEC (A02), Buton (A02), Dondeyne (A02), Walker (A02), Reungoat (A02), BORDIEC (A02), Buton (A02), Dondeyne (A02), Walker (A02)
Editeur(s) CROQUANT
Collection(s) CHAMP SOCIAL



Ean : 9782365124188

Date de parution : 23/05/2024

Résumé : Introduction<br /> <br /> Par sa durée exceptionnelle, son ampleur et ses spécificités, le « mouvement des gilets jaunes », dont la mobilisation commence à l’automne 2018, a marqué notre histoire sociale contemporaine. S’il a connu sa plus forte intensité entre novembre 2018 et février-mars 2019, le mouvement s’est poursuivi pour une bonne partie des mobilisés au moins jusqu’à la pandémie de Covid-19 et aux mesures de confinement de mars 2020. On peut estimer aujourd’hui à plus de 3 millions le nombre de personnes qui ont participé au moins une fois à une action des gilets jaunes en se rendant sur un rond-point ou rejoignant les cortèges d’une manifestation1. Au moment de l’écriture de cet ouvrage, près de cinq années après le début du mouvement, plusieurs collectifs de gilets jaunes, partout sur le territoire, sont encore mobilisés, se réunissent régulièrement et participent à différents mouvements de contestation, comme le mouvement d’opposition à la réforme des retraites de début 2023.<br /> Ainsi que l’ont montré plusieurs enquêtes, le mouvement des gilets jaunes est marqué par un renouvellement des pratiques contestataires qui tient largement aux caractéristiques de ses acteurs. Près de la moitié de celles et ceux qui occupent les ronds-points à partir du 17 novembre 2018 pour protester contre une nouvelle taxe sur l’essence n’ont pas de passé militant et se mobilisent pour la première fois. Issus en grande majorité des classes populaires stabilisées et des classes moyennes précarisées, ils élaborent des manières originales de contester, non seulement par l’occupation durable des ronds-points, mais aussi, par exemple, par des formes moins organisées et non « autorisées » de manifester en centre-ville, les samedis après-midi. Ils sollicitent aussi fortement, et dans la continuité des conducteurs de VTC mobilisés pour la régulation de leur rémunération et de leurs conditions de travail 2, les<br /> <br /> 1 Jean-Yves Dormagen, Laura Michel, Emmanuel Reungoat, 2022, “United in diversity: understanding what unites and what divides the Yellow Vests”, French Politics, 20, p. 444–478. https://doi.org/10.1057/s41253-022- 00196-8<br /> 2 Sarah Abdelnour, Sophie Bernard, 2019, « Devenir syndicaliste malgré soi. La socialisation militante en tension<br /> des chauffeurs de VTC mobilisés », Politix, 128, p. 65-90. https://doi.org/10.3917/pox.128.0065<br /> <br /> réseaux numériques pour préparer leurs actions. Ce dernier exemple signale que les actions protestataires des gilets jaunes actualisent aussi, dans une large mesure, le répertoire constitué depuis le mouvement altermondialiste des années 2000 et durant les années 2010, notamment à l’occasion des mouvements de place (confrontation avec les forces de l’ordre en manifestation, occupations durables et blocages, assemblées locales, usage massif d’internet, etc.), en partie en raison du ralliement de militants plus fortement dotés en capital culturel. L’une des particularités du mouvement des gilets jaunes réside incontestablement dans la coprésence durable des primo-mobilisés et des militants établis, dont les échanges, par exemple lors des assemblées (locales ou dites « des assemblées »), ont pu favoriser à la fois un renouvellement des pratiques contestataires et l’élargissement des revendications, de la lutte contre les inégalités sociales ou les dominations et pour la justice fiscale et environnementale jusqu’à des propositions de rénovation de la vie démocratique (par le referendum d’initiative citoyenne ou le mandat impératif, par exemple).<br /> Les chercheur·ses réuni·es dans cet ouvrage ont pour la plupart commencé à travailler sur le mouvement dès novembre 2018, en créant ou en s’insérant dans plusieurs collectifs locaux et/ou nationaux3. Il faut insister sur la dimension collective de nos enquêtes, menées par une dizaine de chercheur·ses de disciplines et de statuts différents, sur plusieurs sites en province, et mobilisant jusqu’à des étudiant·es dont c’était souvent la première expérience du terrain en sciences sociales. Notre ouvrage est le fruit de l’un de ces collectifs, constitué en 2020, et qui aura pris le temps de la confrontation et de l’échange scientifique4 pendant plus de deux ans grâce à un financement dédié et au soutien logistique de plusieurs Maisons des Sciences de l’Homme au sein du Réseau national des MSH. La constitution même du projet a reposé d’emblée sur le constat que, malgré des ancrages disciplinaires voire sous-disciplinaires différents en sociologie, anthropologie, géographie et science politique, nos enquêtes partageaient des traits communs. Nos terrains se situaient loin de Paris et leur inscription dans un territoire spécifique nous semblait décisive ; ils méritaient une investigation prolongée dans le temps, en partie en raison de la capacité à durer du mouvement lui-même, mais aussi parce que la durée est une dimension clé de la recherche qualitative, et que le temps de la recherche est beaucoup plus lent que celui de l’événement politique ; ils concernaient enfin des individus, i.e. les acteurs eux-mêmes engagés dans le mouvement, et notamment sur les primo-mobilisés. Ce commun n’en était pas moins constitué à travers une variété de cas étudiés, sociologiquement et géographiquement. Les terrains présentés dans l’ouvrage se situent dans différentes régions de France, que ce soit en Bretagne, en Normandie, en Nouvelle Aquitaine ou en Occitanie, et occupent des positions contrastées dans la division et production sociales de l’espace hiérarchie urbaine française et notamment le continuum rural- urbain5.<br /> Nous avons ainsi très tôt dégagé la question centrale de notre travail collectif : comment des individus socialement et géographiquement situés sont devenus gilets jaunes ? Il s’agissait de<br /> <br /> 3 Collectif d’enquête, 2019, « Enquêter in situ par questionnaire sur une mobilisation. Une étude sur les gilets jaunes », Revue française de science politique, 2019/5-6 (Vol. 69), p. 869-892. DOI : 10.3917/rfsp.695.0869. www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2019-5-page-869.htm.<br /> 4 Jusqu’à l’élaboration conjointe d’une grille d’entretien biographique, l’échange de corpus d’entretien, la<br /> confrontation fertile de leurs lectures, ou la discussion des outils conceptuels pluridisciplinaires utiles à l’analyse.<br /> 5 Même si la comparaison n’est pas l’entrée privilégiée ici, cette diversité permet en filigranes d’éclairer ce que la division sociale de l’espace et la diversité conséquente des contextes géographiques font à l’engagement.<br /> mieux comprendre les ressorts de l’engagement et du désengagement dans le mouvement des gilets jaunes, ainsi que ses conséquences sur les individus y ayant participé. Y répondre supposait d’adopter une approche biographique au sens des sciences sociales, principalement par le recueil de récits de vie et d’engagement, sans succomber à l’illusion biographique et en prenant garde aux impensés des analyses en termes de trajectoire qui demeurent aveugles aux espaces sociaux et géographiques dans lesquels ces trajectoires s’inscrivent6. Ce faisant, une telle approche permettait notamment d’identifier des expériences et des savoirs a priori éloignés des espaces du militantisme, mais qui, rapportés à ce mouvement particulier, éclairent l’engagement contre-intuitif de ces fractions populaires structurellement distantes d’avec le politique. Pour ce faire, notre équipe a adopté une méthodologie commune. Chacun·e d’entre nous approfondissait des thématiques propres, relatives par exemple au genre, au territoire ou au travail, mais en mobilisant une approche à la fois biographique, processuelle et configurationnelle, attentive aux trajectoires individuelles et notamment à la politisation, de même qu’aux contextes dans lesquels se déploie l'engagement, au moyen de méthodes consacrées (observation ethnographique, entretiens semi-directifs approfondis voire longitudinaux, documentation diverse7). L’approche biographique repose sur l’idée selon laquelle les pratiques d’engagement sont encastrées socialement, et résultent de la rencontre entre des situations vécues et des dispositions socialement acquises au cours de la vie. La perspective est aussi configurationnelle, c’est-à-dire relationnelle au sens de Norbert Elias8, attentive aux configurations sociales, historiques, professionnelles, politiques et militantes saisies dans leur dimension spatiale9, et dont les situations d’engagement constituent des formes d’actualisation. Autrement dit, et tout particulièrement dans une approche biographique, il est décisif de ne pas considérer l’individu comme homo clausus, mais comme un acteur inséré dans des configurations de relations sociales, qu’il participe en retour à produire. Enfin, l’analyse processuelle, classique dans les recherches sur l’action collective et les mouvements sociaux10 et de plus en utilisée en sociologie des comportements électoraux11, consiste à porter l’attention sur des séquences d’engagement et de désengagement, donc sur l’historicité propre des comportements politiques, en rapportant, en plus du contexte dans lequel elle se déploie et des organisations auxquelles elle peut s’agréger, chaque pratique<br /> <br /> 6 Parmi nos références, Pierre Bourdieu, 1986, « L'illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 62-63, juin 1986, p. 69-72. DOI : https://doi.org/10.3406/arss.1986.2317 www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1986_num_62_1_2317 ; Jean-Claude Passeron, 1990, « Biographies, flux,<br /> itinéraires, trajectoires », Revue française de sociologie, n° 31-1, p. 3-22. DOI : 10.2307/3321486<br /> www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1990_num_31_1_1077 ; Jean-Claude Chamboredon, 1983, « Pertinence et fécondité des histoires de vie ? Le temps de la biographie et les temps de l'histoire, Remarques sur la périodisation à propos de deux études de cas », in Fritsch (Philippe) (dir.), Le sens de l'ordinaire, Paris, Éditions du CNRS, p. 17-29.<br /> 7 De la mobilisation de sources militantes ou institutionnelles à celle de la Presse Quotidienne Régionale, en passant par l’exploration de données statistiques à une échelle fine.<br /> 8 Norbert Elias, 1981, Qu’est-ce que la sociologie ?, Agora, Pocket, 220 p.<br /> 9 Fabrice Ripoll, 2023, « Du « capital d’autochtonie » au « capital international ». Penser la structuration scalaire des capitaux et des espaces sociaux », Sociologie, 2023/1 (Vol. 14), p. 71-87. https://www.cairn.info/revue- sociologie-2023-1-page-71.htm.<br /> 10 Olivier Fillieule, 2001, « Post scriptum : Propositions pour une analyse processuelle de l'engagement<br /> individuel », Revue française de science politique, 51e année, n° 1-2, p. 199-215. https://doi.org/10.3406/rfsp.2001.403613.<br /> 11 François Buton, Patrick Lehingue, Nicolas Mariot et Sabine Rozier (dir.), 2016, L’ordinaire du politique. Enquêtes sur les rapports profanes au politique, Lille, PU du Septentrion, 412 p. ; Joanie Cayouette-Remblière, Bertrand Geay et Patrick Lehingue (dir.), 2018, Comprendre le social dans la durée : les études longitudinales<br /> en sciences sociales, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 233 p.<br /> protestataire à la série la plus exhaustive possible des pratiques dont elle constitue un moment. Le choix d’une telle approche permet d’aborder finement les passages de seuil et les allers- retours, les engagements et désengagements partiels. Plusieurs études sur des événements anciens (par exemple mai 6812) ou plus récents (Indignés espagnols13 ou Nuits deboutistes14) ont montré tout l’intérêt de penser les trajectoires individuelles en amont comme en aval de la mobilisation, donc de s’intéresser aussi à ce que l’engagement a fait aux individus, à plus ou moins long terme. Plusieurs chapitres de cet ouvrage mobilisent ainsi des données récoltées des mois après l’engagement en jaune, en 2022 et 2023.<br /> On pourrait penser que les gilets jaunes ont donné lieu à une littérature déjà trop abondante15, et notamment riche en portraits incarnant la lutte. Si depuis 2019 les ouvrages les plus visibles sont l’oeuvre d’intellectuels parlant des gilets jaunes16 ou d’enquêtes sociologiques ou politologiques assez loin du terrain des luttes17, ont aussi paru quelques témoignages, dont ceux de « leaders » ou « figures » du mouvement18 ou d’intellectuels en jaune19, voire des oeuvres littéraires20, des ouvrages collectifs laissant la part plus ou moins belle à des gilets jaunes « ordinaires »21 ou encore des analyses sociologiques où plusieurs cas singuliers sont traités de manière privilégiée22. En mettant l’accent sur des portraits, notre ouvrage prend ainsi un parti déjà relativement emprunté – mais rarement systématique – dans la production sur les gilets jaunes, tout en faisant écho à plusieurs travaux stimulants de sciences sociales, récents et eux aussi collectifs, sur les classes populaires, les inégalités sociales face à la crise sanitaire, ou les rapports au vote23. Cependant, si notre approche compréhensive de devenirs<br /> <br /> 12 Julie Pagis, 2014, Mai 68, un pavé dans leur histoire. Événements et socialisation politique, Presses de Science Po, coll. « Sociétés en mouvement », 300 p. ; Christelle Dormoy-Rajramanan, Boris Gobille et Erik Neveu, 2018, Mai 68 par celles et ceux qui l'ont vécu, Editions de l’Atelier, Ivry-sur-Seine, 477 p. ; Olivier Fillieule,<br /> Isabelle Sommier, Sophie Béroud, Camille Masclet, Thomas Hirsch, 2018, Changer le monde, changer sa vie,<br /> Enquête sur les militantes et les militants des années 1968 en France, Actes Sud, Paris, 1 120 p.<br /> 13 Heloïse Nez, 2021, Démocratie réelle. L'héritage des Indignés espagnols, Editions du Croquant, 348 p.<br /> 14 Christine Guionnet, 2021, « Précaires en politique. Analyse de parcours biographiques à Nuit Debout Rennes », in Guionnet Christine et Wieviorka Michel, Nuit Debout. Des citoyens en quête de réinvention démocratique, Rennes, PUR, coll. Essais, p. 69-114.<br /> 15 Pour se limiter à l’état de la production académique sur le sujet en date de 2020, voir par ex. Zakaria Bendali,<br /> Aldo Rubert, 2020, « Les sciences sociales en gilet jaune : Deux ans d’enquêtes sur un mouvement inédit »,<br /> Politix, n°132, p. 177-215. https://doi.org/10.3917/pox.132.0177<br /> 16Par exemple Gérard Noiriel, 2019, Les Gilets jaunes à la lumière de l’histoire. Dialogue avec Nicolas Truong. Avignon, L'aube, 136 p. ou Danielle Sallenave, Jojo, le Gilet jaune, Paris, Gallimard, coll. Tracts, 48 p.<br /> 17Parmi lesquelles on peut signaler Laurent Jeanpierre, 2019, In Girum. Les leçons politiques des ronds-points,<br /> Paris, La Découverte, 190 p ou Christian Le Bart, 2020, Petite sociologie des Gilets jaunes. La contestation en mode post-institutionnel, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 212 p.<br /> 18 Tels Priscilla Ludovski, Ingrid Levavasseur, Maxime Nicolle, François Boulo, ou encore Christophe Dettinger.<br /> 19 Voir notamment Marion Honnoré, 2021, Devenir Gilet jaune. Histoire sensible d'une lutte, Éditions Le monde à l’envers, 228 p. ou, sur un registre analytique, Laurent Denave, 2021, S’engager dans la guerre des classes, Paris, Raisons d’Agir, 160 p.<br /> 20 Voir David Dufresne, 2019, Dernière sommation, Paris, Grasset, 234 p. ou Sophie Divry, 2020, Cinq mains<br /> coupées, Paris, Seuil, 128 p.<br /> 21 Tout particulièrement Collectif, 2019, Gilet jaunes : jacquerie ou révolution, Le Temps des Cerises, 317 p.<br /> 22 Cf. Pierre Blavier, 2021, Gilets jaunes, la révolte des budgets contraints, Paris, PUF, 240 p. ou Thibault Cizeau, Lou Traverse et Brice Le Gall, 2019, Justice et respect. Le soulèvement des Gilets jaunes, Syllepse, 208 p.<br /> 23 Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet, Yasmine Siblot, 2008, La France des « petits-moyens ».<br /> Ethnographie de la banlieue pavillonnaire, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui / Enquêtes de terrain », 320 p. ; Anne Lambert, Joanie Cayouette-Remblière (dir.), 2021 L’explosion des inégalités. Classes, genre et générations face à la crise sanitaire, La Tour d’Aigues, INED, Éditions de l'Aube, col. « Monde en cours »,<br /> gilets jaunes passe par la présentation approfondie de cas typiques (ou de quelques cas comparables présentés plus succinctement dans des encadrés), les démonstrations s’attaquent ce faisant à des questions générales plus larges.<br /> L’ouvrage propose en effet une contribution à la compréhension des conditions de possibilité et de réalisation des luttes sociales dans la France contemporaine, de l’évolution des rapports au politique et des pratiques contestataires. Il vise aussi, plus largement, à éclairer la société actuelle par les espaces sociaux et géographiques des classes populaires et des petites classes moyennes en France, les vulnérabilités sociales et sanitaires de certaines de ses fractions, de certains de ses territoires, l’expression de détresses contenues et longtemps restées<br /> « silencieuses », mais aussi les apprentissages, les émancipations et les solidarités que la mobilisation a fait émerger ou se consolider. Les 7 chapitres qui composent l’ouvrage éclairent ainsi le mouvement des gilets jaunes à partir de thématiques pas toujours considérées comme centrales. On ne traitera ainsi pas directement des rapports à la politique ou à la violence des gilets jaunes, bien documentés par ailleurs (y compris dans certaines de nos publications24), même si ces enjeux centraux pourront être convoqués au fil de l’analyse. L’éventail des questions traitées est vaste, avec une entrée notable par l’intime (engagement de corps abîmés dans la protestation, protestation en couple, expériences et enjeux du/de genre dans le mouvement ou encore socialisations différenciées dans le monde du travail) ou par des enjeux propres au mouvement (pratiques d’apprentissage de la revendication et de l’émancipation, avantages et contraintes de l’ancrage territorial pour contester, état du mouvement cinq ans après ses débuts). Corps, couple, éducation, territoire, travail, genre et durée : telles sont les coordonnées de notre investigation des devenirs gilets jaunes de nos enquêtés. L’approche par les biographies permet de rendre compte de la manière dont les rencontres entre gilets jaunes et le partage d’expériences subjectives conduit à transformer des épreuves vécues sur le mode de la souffrance individuelle en une action collective mue par des aspirations de justice sociale jusqu’alors tues et invisibles au plus grand nombre. Ce faisant, l’ouvrage apporte des réponses sur ce que ces devenirs gilets jaunes ont permis en matière de construction de problèmes publics, de montée en généralité des situations individuelles par le partage de « témoignages affectés »25, et de transformation d’individus ordinaires en<br /> « protagonistes » d’une crise politique26, c’est-à-dire d’individus ayant enfin le sentiment d’être autorisés à agir en citoyens au sens plein du terme, et de faire l’histoire.<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> 2021, 439 p. ; Eric Agrikoliansky, Philippe Aldrin, Sandrine Lévêque, 2021, Voter par temps de crise. Portraits d'électrices et d'électeurs ordinaires, Paris, PUF, 272 p.<br /> 24 Cf. notamment le dossier de French politics (2022) coordonné par Magali della Sudda et Emmanuelle Reungoat.<br /> Résumés des chapitres<br /> <br /> <br /> Chapitre 1 : Des corps brisés en mouvement<br /> <br /> Cécile Jouhanneau, avec François Buton<br /> Les gilets jaunes ont fortement engagé leur corps dans une mobilisation très physique, rythmée par des déambulations, des occupations et des blocages. Beaucoup ont été touchés dans leur chair par une répression inédite des forces de l’ordre, imprimée sur les corps blessés et mutilés du Mur jaune. Mais nombre de gilets jaunes étaient déjà marqués corporellement par l’expérience de violences (intrafamiliales, sexuelles, par le travail), voire des handicaps. La composition initiale du mouvement comme sa dynamique spécifique ont ainsi mis au jour des corps usés, cassés, ou diminués, et favorisé la mise en commun, entre autres problèmes, de ces vécus individuels. Comment éclairer cette dimension inédite du mouvement ?<br /> Ce sont généralement les usages du corps dans les mobilisations qui inspirent les sciences sociales, qu’il s’agisse des usages discursifs du corps érigé en objet de revendications, ou bien des usages stratégiques des corps manifestants vus comme porteurs de signifiés qui, d’une foule, doivent faire advenir un mouvement social (Memmi, 1998 ; Fillieule et Tartakowski, 2013). Or ce n’est ni cette approche sémiologique des corps protestataires, ni une étude de la réception des mises en scènes des corps, qui nous anime ici. Nous suivons plutôt les pistes ouvertes par les recherches sur les grèves de la faim et les violences contre soi (Siméant 1997, 2009 ; Grojean 2020). Pourquoi certains individus sont-ils plus enclins que d’autres à s’engager corporellement dans un mouvement social ? S’agit-il d’individus dont la parole a été socialement dévalorisée, d’individus « réduits à leurs corps » par les rapports de domination et de violence endurés (Siméant 2009, p. 51) ? Engager fortement son corps est-il un moyen de « reconquérir une identité, une existence publique, regagner le statut de sujet politique » (Idem, p. 55) ? L’analyse de trajectoires biographiques est particulièrement propice à l’exploration des dispositions à un tel engagement corporel, notamment de l’expérience des violences, de la maladie, du handicap. Elle éclaire également ce que l’engagement de corps brisés dans le mouvement des gilets jaunes doit aux revendications de statut de sujet politique qui y étaient formulées, et qu’il a également alimentées.<br /> Le corps de Mireille est de ces corps brisés. Lorsqu’elle entend parler du mouvement des gilets jaunes, cette femme, née en 1959 et vivant en concubinage, est hospitalisée dans un centre psychiatrique. Elle lutte depuis l’enfance contre des troubles bipolaires mais aussi, dans sa jeunesse et à l’âge adulte, contre l’anorexie, la boulimie et des addictions. Sa maladie psychique chronique l’a régulièrement éloignée du monde du travail salarié. À la soixantaine, elle est sous curatelle et vit principalement de l’allocation adultes handicapés, après avoir alterné emplois non qualifiés, ménages, missions de réinsertion, périodes de chômage et hospitalisations. Durant l’adolescence déjà, les violences infligées par son père et les absences<br /> <br /> 25 Héloïse Nez, 2022, Démocratie réelle. L’héritage des Indignés espagnols, Éditions du Croquant, 348 p. ; Francesca Polletta, 2006, It was like a fever: Storytelling in protest and politics. University of Chicago Press. https://doi.org/10.7208/chicago/9780226673776.001.0001<br /> 26 Haïm Burstin, 2013, Révolutionnaires. Pour une anthropologie politique de la Révolution française, Paris,<br /> Vendémiaire, 448 p. ; Quentin Deluermoz, Boris Gobille, 2015, « Protagonisme et crises politiques. Individus “ordinaires” et politisations “extraordinaires” », Politix, n°112 (4), p. 9-29. https://doi.org/10.3917/pox.112.0009.<br /> répétées de sa mère l’avaient tenue à distance de l’école et confinée dans l’espace domestique où elle assurait l’essentiel du travail reproductif. Mariée jeune, elle a eu deux enfants dont elle a parfois perdu la garde. Le mouvement, explique-t-elle deux ans après l’avoir rejoint, a<br /> « bouleversé sa vie ». Elle y a fortement engagé son corps, y compris en se frottant aux gaz lacrymogènes durant les premiers mois où, « en colère », elle était « un peu black bloc » dans les manifestations. Elle fréquente également un rond-point situé à une heure de marche de chez elle. L’expérience du mouvement « a revivifié » sa vie, explique-t-elle, et lui a donné « le déclic » de se séparer du « Macron » qui vivait chez elle. Au gré du mouvement, tandis qu’elle s’éloigne de sa famille associée aux violences et au silence, elle noue des liens forts avec les occupants du rond-point en lesquels elle trouve des partenaires de colère, de fête, d’amour, mais aussi des soutiens pour soigner son corps usé – « on est une famille, on est un noyau ». L’analyse de trajectoires biographiques vise à restituer les conditions ayant permis de surmonter des passés douloureux pour contribuer à la protestation collective, et à comprendre ce que les corps font à la mobilisation.<br /> <br /> Chapitre 2 : Être là tous les deux, ou l’engagement en couple<br /> <br /> François Buton, avec Emmanuelle Reungoat<br /> Le chapitre porte sur une forme de mobilisation, l’engagement en couple, qui constitue un angle mort dans la littérature sur l’engagement politique ou les mouvements sociaux. Si la conjugalité est reconnue comme un lien majeur de politisation des individus (Muxel 2015) , les « couples de militants » sont invisibilisés : les travaux sur l’engagement des femmes examinent très marginalement celui de leurs conjoints éventuels (cependant Goldstein 1978, Loiseau 1996), et privilégient les couples qui se forment dans l’engagement plutôt que les couples déjà formés qui s’engagent (Fillieule et Roux 2009 ; Jérôme 2014). En dialogue avec la littérature sur la politisation par l’intime (Anne Muxel), l’approche écologique des comportements politiques (Buton et al. 2016) et les perspectives centrées sur les émotions (Sommier 2020), et dans le prolongement des rares études sur l’engagement dans les gilets jaunes en famille (Bernard de Raymond et Bordiec 2022), il s’agit de réfléchir à la fois à ce que le couple fait à l’engagement (confiance, sécurisation, respectabilité, division des tâches, intensité, etc.), et à ce que l’engagement fait au couple (transformation, liens affectifs, vie familiale, politisation, etc.).<br /> Le chapitre expose d’abord que la visibilité des couples engagés dans le mouvement des gilets jaunes tient largement aux caractéristiques du mouvement : présence massive des femmes et des retraités, facilité d’accès. Il étudie ensuite un cas particulier, qu’il fait contraster avec d’autres, dont l’étude respecte la consigne méthodologique stricte d’avoir vraiment enquêté sur les deux membres du couple. Il s’agit d’un couple de jeunes quinquagénaires, recomposé et non cohabitant, mais homogame sur le plan politique (électeurs de Le Pen en 2012 et 2017), parents (et grand-parents), qui fin 2018 sont respectivement auxiliaire de vie et employé dans la logistique au chômage. Ils s’engagent, assez vite, ensemble, très fortement, durablement, et de manière très polyvalente (toutes les formes d’action) dans le mouvement. Cet engagement produit d’une part une protagonisation du couple, au sens d’habilitation à s’occuper de politique en tant que citoyens, accompagnée d’une reconfiguration des relations amicales, d’autre part un maintien des rôles genrés, mais aussi l’accentuation des particularités dans la protagonisation (très politique pour lui, aussi intellectuelle pour elle).<br /> Chapitre 3 : « Les gilets Jaunes, c’est une déconstruction de la société ». L’élaboration dans le mouvement d’un travail éducatif<br /> <br /> Sylvain Bordiec, avec Antoine Bernard de Raymond<br /> Comme le rappelle Jérôme Lamy, la « mobilisation des savoirs est un élément essentiel de toutes les luttes politiques et sociales » (Lamy, 2018). Ceci étant, qu’en est-il chez les Gilets Jaunes, mouvement de personnes majoritairement éloignées des normes culturelles dominantes (Schwartz, 1998) et, qui plus est, structuré, comme a pu l’être également le mouvement Nuit Debout, autour du « refus de la structuration » et de préoccupations d’« horizontalité » (Della Sudda, Guionnet, 2021) ? Dans le mouvement des Gilets Jaunes, cette mobilisation de savoirs apparait largement impulsée par des « primo-mobilisé.e.s. » capables de faire de la pédagogie sans passer pour des pédagogues, d’endosser des rôles de<br /> « passeur » de connaissances et d’incitateur de réflexions et d’interventions en public sans passer pour des donneurs de leçons. À travers un double portrait attentif au « genre de l’engagement » (Bantigny, Bugnon, Gallot, 2017) – il s’agit d’Alice et de Guillaume, Gilets Jaunes de Nouvelle-Aquitaine, trentenaires issus des classes populaires ayant fait des études supérieures et devenus respectivement employée dans la Fonction publique et chef d’une petite entreprise du bâtiment –, le chapitre restitue les ressorts, les expressions et les limites de ces investissements.<br /> L’examen de ce que Guillaume désigne par « un travail long d’éducation » et Alice par « une déconstruction de la société » montre que les intentions de diffusion et de production de savoirs ici déployées reposent sur des aspirations à l’émancipation pour les Gilets Jaunes elles-mêmes nourries de processus émancipatoires : Alice et Guillaume veulent que leurs pairs de lutte accèdent à la liberté d’agir et de penser dont ils estiment à présent bénéficier, en vertu de « leurs » savoirs. S’élabore ainsi un travail éducatif fait d’attention pour les difficultés et les souffrances des protagonistes et d’objectifs de renforcement de la compréhension du monde. Dans le temps immédiat de la lutte collective, ce travail éducatif contribue, en dépit des résistances qu’il rencontre, à faire tenir le mouvement (De Raymond, Bordiec, 2019). Dans le temps biographique des Gilets Jaunes, il participe de leur « devenir politique » (Reungoat, Buton, Jouanneau, 2022).<br /> <br /> Chapitre 4 : Le travail, commun diviseur des gilets jaunes ?<br /> <br /> Christèle Dondeyne, avec Alix Levain et Etienne Walker<br /> Bien que le rapport salarial ne soit pas apparu comme un axe visible contribuant à fédérer le mouvement des gilets Jaunes, il se révèle être un ressort puissant des mobilisations. Leur appartenance à des fractions déstabilisées et précaires du salariat a été soulignée d’emblée (Fillieule, Hayat, et Monchatre, 2020). De même, leurs inégales affiliations syndicales et leurs positionnements contradictoires envers la place des syndicats dans le mouvement ont été largement commentés, ainsi que l’embarras puis l’évolution ou au contraire le soutien des organisations syndicales vis-à-vis de la mobilisation (Abramowicz 2021 ; Béroud 2022 ; Giraud 2020 ; Yon 2020). Cependant ces analyses ont été menées davantage depuis les syndicats que depuis les gilets jaunes. Or interroger les expériences de travail et les modes d’intégration/exclusion des gilets jaunes dans les établissements permet d’y souligner le caractère prépondérant de formes de disqualification qui engendrent de la souffrance au<br /> travail. On montre ainsi comment les rapports aux collectifs de travail et la possibilité de se projeter dans l’engagement syndical ont pu apparaître comme incommensurables dans le cours de la mobilisation, validant paradoxalement la pertinence du rapport salarial comme clé de lecture du mouvement.<br /> Cinq portraits emblématiques des parcours biographiques de gilets jaunes analysés au prisme du rapport salarial montrent un continuum de situations dispersées dans lesquelles se concentrent différentes formes de précarité et de vulnérabilité au travail. Ils et elles sont salarié·es de secteurs industriels, d’emplois de service ou encore de secteurs où prédominent des PME, chômeurs de longue durée devenus inactifs dépendants des prestations sociales, ou encore travailleurs sociaux en solidarité avec leurs publics victimes de la précarité. Pour certains s’est forgée la conscience d’un horizon commun inscrit dans des expériences de luttes et de conflits sociaux avec leurs employeurs dans le cadre du syndicalisme. Pour d’autres, l’expérience subjective est marquée par le déclassement, la maltraitance ou par des formes plus durables de rejet et d’exclusion du marché du travail, dans des organisations plus ou moins atomisées en termes d’organisations du travail et de possibilités de soutien des collectifs de travail et/ou sans le soutien de syndicats. C’est aussi par empathie que salarié·es du travail social au contact de populations fragilisées par les déstabilisations du salariat ou des personnes qui s’estiment privilégiées mais qui s’inquiètent pour leurs proches se sentent concerné·es par le mouvement.<br /> Le rapport aux syndicats et au syndicalisme est révélateur de la dispersion des situations objectives de travail expérimentées par les gilets jaunes et de l’émiettement des implantations syndicales dans les organisations productives. La pluralité des expériences de travail tend potentiellement à mettre en tension voire en opposition les bilans, intérêts et directions à suivre pour construire des revendications collectives, expliquant une forme d’évitement de la question salariale dans les débats au sein ou à propos des gilets jaunes. Loin d’une distance aux enjeux de la question salariale, cet évitement permet de surmonter les tensions inhérentes aux désagrégations partielles de la condition salariale. En dépit de cette hétérogénéité objective des situations salariales, l’analyse des récits biographiques montre que l’engagement dans le mouvement des gilets jaunes procède de la reconnaissance, dans les expériences subjectives des un·es et des autres, de processus d’insécurisation salariale, de marginalisation, ou de disqualification ou comme constitutifs du rapport au travail et de la cristallisation de sentiments d’injustice.<br /> <br /> Chapitre 5 : Subjectivations de femmes et lutte contre les inégalités de genre<br /> <br /> Magali Della Sudda Magali, Christèle Dondeyne<br /> Alors que les femmes ont été visibles et nombreuses dans le mouvement social des Gilets jaunes (Della Sudda & Mormin-Chauvac, 2019 ; Fillieule, 2019), ce dernier n’a pas été envisagé comme un mouvement féministe. La division sexuée du travail militant, la partition genrée de répertoires d’action (Gaillard, 2021) et le leadership de femmes (Noguera, 2022) ont pris des formes variées. Comment interpréter ces engagements féminins contestataires et rendre compte de ce paradoxe ? La politisation féminine par l’expérience des ajustements budgétaires (Blavier, 2021), des inégalités au travail (Doubre & Zancarini-Fournel, 2018) semble ancrée dans une mémoire émeutière (Chartreux et al., 2013) et l’histoire longue des luttes sociales (Gallot, 2019). Elle s’inscrit aussi dans des configurations où des GJ profanes<br /> et des féministes expérimentées ont pris part à un mouvement social commun. Si les femmes ont été présentes dans le mouvement, ont affirmé une identité « femme gilets jaunes », voire y ont dénoncé les violences sexuelles et sexistes au sein du mouvement social, on ne peut considérer le mouvement comme féministe car les protagonistes elles-mêmes entretiennent un rapport complexe à ce terme. Ainsi, la marche des femmes GJ du 20 février 2019 assume une vision « complémentariste » et non féministe des rapports sociaux, le féminisme étant perçu comme diviseur par ses organisatrices (Godefroy, 2018). Pour autant, différentes enquêtes ont montré la négociation qui pouvait s’opérer sur la répartition du travail militant (Devaux et al., 2022), l’affirmation d’une position d’autorité.<br /> Des processus de négociations, des frictions et évitement ont été observés de manière générale (Reungoat et al., 2022). Ainsi, des femmes qui se réclament d’un féminisme ordinaire y coexistent avec des militant.es féministes ou qui ont intégré les problématiques féministes dans leurs discours, mais aussi avec des GJ, qui s’inscrivent dans des rapports sociaux de sexe structurés par une double hostilité au féminisme et aux militants de gauche. L’organisation à l’échelle locale, de « marches de femmes » en parallèle de manifestations principales et les refus concomitants de femmes de s’y associer et d’y participer, ainsi que des marches de femmes « non féministes ! », sont révélatrices de luttes autour du genre. Cela invite à considérer les tentatives de régulation et de performance d’une identité collective auxquelles se livrent celles et ceux qui se réclament du féminisme et qui font office de courtières entre l’espace des féminismes et celui des Gilets jaunes. Ces tentatives ne rencontrent pas toujours le succès escompté. En témoignent ces deux parcours de femmes Gilets jaunes confrontées à des violences de genre qui ne s’identifient pas au féminisme et n’interprètent pas leur expérience à l’aune d’une grille de lecture féministe.<br /> C’est à travers le portrait de deux femmes Gilets jaunes, toute deux porteuses d’une économie morale fondée sur l’égalité et la justice, que ce chapitre s’organise. Chacune à leur manière témoigne d’une subjectivation dans et par le mouvement. Confrontées aux violences de genre, à des conflits au travail, face auxquels les institutions comme les syndicats se sont avérés défaillants, ces femmes se sont affirmées comme des protagonistes, négociant les normes de genre. Des entretiens et observations permettent cette mise en récit à plusieurs fois de parcours sinueux, d’épreuves et de subjectivation. Jacqueline et Caroline ne se connaissent pas. L’une a près de 70 ans et l’autre a 43 ans au début du mouvement. Mères de famille nombreuse, séparées, elles ont aussi connu des parcours professionnels heurtés. Gilets jaunes de la première heure, elles vivent et se mobilisent dans des régions différentes de la façade atlantique. C’est leur parcours qui par ses similitudes en termes de violences de genre et d’engagement, qui nous conduit à les rapprocher. On les distingue des militantes féministes préalables sans pour autant qu’elles ne renoncent à questionner les inégalités de genre.<br /> <br /> Chapitre 6 : L’ancrage « à double tranchant »<br /> <br /> Étienne Walker, avec Charif Elalaoui<br /> À partir du cas ex-bas-normand et d’une douzaine d’entretiens biographiques conduits avec des gilets jaunes, et dans la continuité de certains travaux sur les classes populaires (Retière, 2003 ; Renahy, 2010, Coquard, 2022), ce chapitre analyse ce que l'ancrage géographique dans cette configuration particulière a fait aux différentes étapes de l’engagement en jaune, mais aussi – question laissée davantage dans l’ombre parmi d’autres conséquences biographiques<br /> (Melé et Neveu, 2019) –, ce que cet engagement a fait à l’ancrage des participants. Il pose l’idée d’un ancrage « à double tranchant » pour ces mobilisations populaires réalisées « dans le proche » (Dechézelles et Olive, 2019 ; Jeanpierre, 2019 ; Walker et Blavier, 2022).<br /> Lors de la phase ascendante du mouvement, l’ancrage apparaît habilitant car vecteur (attachement aux espaces de vie) et ressource (connaissance de ce proche, inter- reconnaissance en son sein) de leur engagement localisé. Quoique renforcé à l'occasion des actions, il est plus contraignant ensuite, car synonyme d’alignement sur les normes locales pour maintenir une constante respectabilité (passe-droits pour les services de secours et personnes fragiles, prohibition alcoolique, non-détérioration des biens et respect des forces de l'ordre, etc.), mais aussi de difficile structuration extra-locale (investir d’autres arènes revenant en partie à ne pas se maintenir localement). Cet ancrage contraignant renvoie à l'interconnaissance locale réelle ou représentée et à des enjeux notamment salariaux pour les participants, qui se désengagent quand leurs accointances militantes sont affublées localement d'un stigmate, entrainant même le déménagement. Inversement, nous faisons le constat qu’un engagement, même réprimé, mais dépaysé dans d’autres arènes, peut s’assortir d’un maintien dans le mouvement mais encore d’un ré-ancrage autour du réseau amical local.<br /> À la suite de certains travaux, on plaide ici pour une approche configurationnelle et processuelle d’un engagement saisi notamment par sa dimension spatiale (Pailloux et Ripoll, 2019 ; Roux, 2021). Celle-ci intègrerait les effets des diverses (im)mobilités géographiques structurant les trajectoires individuelles, mais aussi l’économie, notamment localisée, des (dé)valorisations les structurant en situation, aux différentes étapes des carrières militantes.<br /> <br /> Chapitre 7 : « Être ou ne pas être “encore là“. Les Gilets jaunes dans l'entrepôt démocratique »<br /> <br /> Alix Levain, avec François Buton, Antoine Bernard de Raymond et Emmanuelle Reungoat<br /> Du point de vue de la majorité de ses observateurs, le mouvement des Gilets jaunes est terminé. Pourtant, la figure du ou des Gilets jaunes continue, bientôt cinq ans après son émergence, à habiter l’espace public et l’imaginaire démocratique en France. Plusieurs des répertoires d’action associés aux Gilets jaunes sont ressaisis dans les mobilisations sociales plus récentes – alors même que rares sont celles et ceux qui, dans la rue, portent encore le gilet jaune et qu’elles et ils sont bien peu à tenter de faire perdurer les groupes et les actions qui s’en réclament.<br /> Comment ces modes d’existence démocratique fantomatiques ou mineurs sont-ils compris et investis par celles et ceux qui se définissent toujours comme Gilets jaunes ? Comment être Gilet jaune quand les Gilets jaunes n’existent plus ?<br /> Ce chapitre reconstituera et fera dialoguer six de ces trajectoires de Gilets jaunes, recueillies et suivies sur la longue durée (2018-2023) par les quatre auteur.es, dans la région montpelliéraine, l’agglomération bordelaise et en Bretagne. L’examen des trajectoires de celles et ceux qui n’ont jamais quitté le mouvement et poursuivent leur engagement en jaune démontre la diversité de parcours de politisation souvent intenses et l’hétérogénéité des façons de maintenir en vie quelque chose de l’expérience des Gilets jaunes : l’investissement dans la compétition électorale, l’entretien de sociabilités resserrées issues du mouvement, la<br /> ritualisation des actions collectives associées à la période la plus active du mouvement, la re- création d’espaces de vie et d’action échappant au contrôle des autorités, l’action clandestine.<br /> Appréhendé à partir des processus d’auto-habilitation que leur investissement dans le mouvement a pu renforcer, l'"être encore là" des Gilets jaunes apporte un éclairage nouveau à des questions fondamentales de sociologie et d’anthropologie politique des mobilisations : à quelles conditions et à quel point les trajectoires individuelles sont-elles reconfigurées par la participation à un mouvement de révolte populaire ? Ces transformations sont-elles irréversibles ?<br /> <br /> <br /> <br /> Les contributeurs : présentation détaillée<br /> <br /> <br /> Antoine Bernard de Raymond est sociologue, directeur de recherche à INRAE, en poste à l’Université de Bordeaux. Spécialiste des transformations des systèmes alimentaires et des mouvements sociaux, ses travaux ont couvert de nombreux sujets : l’émergence de la grande distribution, la saisonnalité des pratiques sociales, le mouvement des Faucheurs volontaires d’OGM, la gouvernance de la sécurité alimentaire mondiale, ou plus récemment le mouvement des Gilets jaunes. Il est l’auteur ou co-auteur de 4 ouvrages et de nombreux articles dans des revues scientifiques de premier plan (Nature Sustainability, Global Food Security, Revue Française de Science Politique). Son dernier ouvrage (dirigé avec D. Thivet) Un monde sans faim. Gouverner la sécurité alimentaire, paru en 2021 aux Presses de Sciences Po montre les limites des politiques internationales de sécurité alimentaire et trace des pistes pour la mise en place d’une véritable démocratie alimentaire.<br /> Sylvain Bordiec est Maître de conférences en sociologie à l’Université de Bordeaux, chercheur au laboratoire Cultures et Diffusion des savoirs (Université de Bordeaux) et chercheur associé au Cresppa-Csu (Paris Nanterre-Paris VIII-Cnrs). Ses travaux portent principalement sur la construction de l’action publique (jeunesse, éducation, isolement, alimentation). Il est l’auteur, notamment, de La société des solitudes. Politiques et travail de la solitude dans la France contemporaine, mémoire original d’HDR à l’université Paris Nanterre (2023) et, avec Antoine Bernard de Raymond, de l’article « Bridging the gap in social movement research: family as a vehicle for mobilization for the Yellow Vests », French Politics, 20 (1), p. 504-528.<br /> François Buton est politiste et directeur de recherche au CNRS (UMR 5206 Triangle – ENS de Lyon). Ses travaux portent d’une part sur la socio-histoire de l’État et des politiques de santé, d’autre part les violences de guerre, enfin les rapports ordinaires au politique. Il a notamment co-dirigé (avec Patrick Lehingue, Nicolas Mariot et Sabine Rozier), L’ordinaire du politique. Enquêtes sur les rapports profanes au politique, Lille, PU du Septentrion, 2016, et dirigé En déplacement. Le passage des frontières professionnelles en questions, Lyon, ENS éditions, à paraître en 2024. Avec Emmanuelle Reungoat et Cécile Jouhanneau, il a porté le projet Devenir Gilet Jaune (MSH-SUD, 2020-2022), puis contribué au projet Inter-MSH LonGi (2021-2023), et au projet ANR Gilets jaunes piloté par Magali della Sudda (2022-<br /> 2025), en défendant une perspective biographique et ethnographique pour analyser ce mouvement social.<br /> Magali Della Sudda est chargée de recherche CNRS en science politique au CED. Sa thèse sur la politisation en France et en Italie montre comment l’Église catholique a fait entrer les femmes conservatrices dans la civilisation électorale. L’ANR GENEREL (2011-2014), qu'elle a dirigée atteste du genre dans l’accès des femmes aux mandats municipaux. Spécialiste des mobilisations et du genre, elle coordonne l’enquête collective menée dès le 19 novembre 2018 auprès des Gilets jaunes (ANR GILETSJAUNES 2021-2024). Parmi ses publications, Les Nouvelles femmes de droite éclaire le renouvellement du militantisme de femmes contre les féministes depuis la dernière décennie.<br /> Christèle Dondeyne est sociologue à l'UBO où elle enseigne comme MCF. Après avoir travaillé sur la restauration collective puis sur les transformations à l'oeuvre dans le secteur médico-social, elle développe ses recherches au sein de l'UMR 6308 AMURE à Brest sur les mobilisations écologiques et les tensions qu'accentuent ou créent au sein des organisations et des groupes professionnels ce qu'il est convenu de désigner par transition écologique. Elle a enquêté sur les Gilets Jaunes du Finistère à partir de janvier 2019 et rejoint le collectif Jaune Vif puis le projet LonGi et l'ANR Gilets jaunes.<br /> Charif Elalaoui est sociologue du politique. Il est attaché temporaire d'enseignement et de recherche à Sciences po Strasbourg, et rattaché au CERREV et à ESO à Caen. Ses recherches portent sur les mouvements sociaux et les trajectoires militantes. Elles visent à explorer les formes d’engagement et les mutations qui s’opèrent dans les trajectoires, ainsi que la manière dont les classes populaires redéfinissent et s’approprient le politique. Il a réalisé une thèse sur le mouvement des Gilets jaunes et a publié notamment « Lutter au quotidien » (Temporalités, 2022).<br /> Cécile Jouhanneau est maîtresse de conférences en science politique à l'Université Paul Valéry Montpellier / UMR ART-Dev. Elle travaille sur la sortie de guerre et les politiques internationales et européennes de résolution de conflit en Bosnie-Herzégovine. Elle a rejoint en octobre 2019 le groupe de recherche "Devenir Gilet Jaune" soutenu par la MSH-SUD et porté par Emmanuelle Reungoat et François Buton. Ensemble, ils travaillent notamment sur les rapports à la politique des Gilets jaunes primo-contestataires et ont publié sur ce sujet : Emmanuelle Reungoat, François Buton et Cécile Jouhanneau. Becoming political while avoiding politics: a study of Yellow Vests first-timers. French Politics, 2022, 20 (3-4), pp.395-<br /> 419. Elle participe également au projet inter-MSH LonGi coordonné par Emmanuelle Reungoat et au projet ANR Gilet jaunes porté par Magali Della Sudda.<br /> Alix Levain est anthropologue et chargée de recherche au CNRS (UMR 6308 AMURE, Brest). Ses recherches portent sur l’expérience vécue des changements environnementaux, qu’elle aborde principalement par l’ethnographie. Elle travaille actuellement sur les politiques de la connaissance et les affects associés à la dégradation des écosystèmes littoraux et océaniques. Elle travaille auprès des Gilets jaunes du Finistère depuis 2019 et coordonne, notamment, le volet de recherche consacré au rapport à l’écologie et aux problèmes environnementaux de l’ANR Gilets jaunes (2021-2024).<br /> Emmanuelle Reungoat est politiste, maîtresse de conférences à l’Université de Montpellier et chercheuse au CEPEL (UMR 5112). Ses travaux portent sur les conflits liés à la<br /> construction européenne, les mobilisations et sur le mouvement des Gilets jaunes. Elle a notamment publié Enquête Sur Les Opposants à L’Europe. À droite et à Gauche, leur impact d’hier à aujourd’hui, Le Bord de l’eau, 2019 et (avec A. Dézé et H. Cumchetti) Au nom du peuple ? Idées reçues sur le populisme, Le Cavalier Bleu, 2021. Elle a piloté le projet Devenir Gilet Jaune avec F. Buton (MSH-SUD, 2020-2022) ainsi que le projet Inter-MSH LonGi (2021-2023), et coordonne M. Della-Sudda le WP Politisation de l’ANR Gilets Jaunes (2022- 2025). Elle a récemment dirigé avec M. Della-Sudda « Understanding the French Yellow Vests movement through the lens of mixed methods”, French Politics, Double Issue Vol. 20, (3-4), déc 2022. Ses travaux sur la mobilisation ont été également publiés dans la Revue Française de science politique (2019) et Écologie et politique (2021).<br /> Étienne Walker est géographe, maître de conférences rattaché à l’UMR 6590 Espaces et Sociétés à Caen. Après s’être attaché à saisir qui étaient les Gilets jaunes mobilisés notamment en Normandie fin 2018, il s’intéresse actuellement à la dimension spatiale de ce mouvement social dans le cadre du projet ANR piloté par Magali Della Sudda, l’espace constituant un de ses cadres, enjeux et moyens. Au travers de méthodes géostatistiques notamment, il analyse d’une part et à l’échelle métropolitaine la géographie des lieux appropriés par les participants et celle de leurs lieux de vie, pour saisir ce qu’elles doivent à la division sociale de l’espace et dans quelle mesure elles attestent d’une nouvelle séquence protestataire. De l’autre et grâce à des entretiens biographiques, il contribue à l’analyse localisée du politique en rapportant les trajectoires d’engagement de quelques Gilets jaunes ornais aux configurations sociogéographiques dans lesquelles elles se déploient, attestant notamment d’effets de contexte et d’ancrage sur les carrières et formes d’engagement.

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